VASSIGH Chidan

cvassigh@wanadoo.fr

 

 

Septembre 2015

 

 

Les conditions de l’émergence de la laïcité en Iran

(Texte abrégé lu à la conférence)

 

 

A la faveur de la révolution de 1979 qui met fin à une monarchie millénaire, une théocratie chiite, se nommant « République islamique », s’installe et s’empare des pouvoirs exécutif, législatif et juridique en Iran. Elle représente aujourd’hui une entrave majeure à la liberté, la démocratie et l’émancipation dans ce pays.

Ma contribution à ce séminaire porte sur la question de la sortie de la religion et de sa domination, particulièrement en Iran d’aujourd’hui. Tout d’abord, je fais la distinction entre deux concepts de base, Laïcité et Sécularisation, dans leurs traits communs et spécifiques. Je rappelle ensuite les facteurs universels qui ont mis fin dans l’histoire des peuples à la domination politique et sociale de la religion. Puis on examine la force de la théocratie dans l’histoire iranienne, principalement sous la République islamique et à travers sa Constitution. On verra ensuite certains éléments qui vont dans le sens de la sécularisation dans la société iranienne. Enfin on dira quelques mots sur les conditions de l’émergence de la laïcité telle que l’on a définie.

 

1- Deux concepts de base

Dans la pensée politique, sociale et philosophique, on n’a que deux concepts relatifs à la question de la sortie de la religion : Laïcité et Sécularisation. Malgré les ambigüités provenant de leur origine occidentalo-chrétienne, «concepts trop chrétiens» selon Derrida, on est amené inévitablement à les utiliser.  

La Laïcité, comme principe social et juridique, concerne les rapports de l’Etat - secteur public avec la religion. Elle s’affirme en France au cours d’un long processus de luttes sociales et politiques contre le cléricalisme. Rappelons ses trois piliers fondamentaux et universels :

1-    La séparation de l’Etat et de la religion. l’indépendance et l’autonomie de l’Etat et du secteur public vis à vis des religions et de leurs institutions. Pas de religion d’Etat, ni d’une religion particulière reconnue par l’Etat. La Constitution de l’Etat ne se réfère donc à aucune religion et n’en mentionne aucune. Les deux institutions étatique et religieuse n’interviennent pas dans leurs affaires réciproques.

2-    Respect de la liberté d’opinion et de conscience ; de la liberté religieuse et de sa pratique individuelle et collective. Toute personne indépendamment de ses croyances religieuses ou non religieuses, athée, agnostique etc. est libre de s’exprimer et d’opiner librement.  La religion est une affaire privée.

3-    Tous les hommes, quelle que soit leur appartenance ou non à une religion, ont des droits égaux sans aucune discrimination fondée sur la religion ou les croyances.

 

La sécularisation, quand à elle, comme phénomène social et culturel lié à la modernisation de la société dans sa globalité, est un terme utilisé surtout dans les pays à forte tradition protestante. Elle a pris plusieurs sens au cours de l’histoire dont trois principalement :

1-    Son premier sens est le déclin de l’hégémonie de la religion dans l’organisation de la société. L’autonomie et la spécialisation des différentes sphères de la société. La sécularisation, dans cette acceptation du terme, est proche de la laïcité, bien qu’elle ne dit pas explicitement « la séparation de l’Etat et des églises ».

2-    Son deuxième sens, c’est la  « mondanisation » du christianisme ou de la religion (le Verweltlichung hégélien). C’est quand le christianisme se conforme aux nécessités et aux conditions du temps moderne. C’est lorsque celui-ci s’actualise en se mettant aux couleurs du jour, selon Heidegger. L’argument de ceux qui contestent la nécessité de la « sécularisation » en Iran et sous l’Islam réside dans cette définition chrétienne de ce terme. Ces gens prétendent que l’islam n’a pas besoin de se séculariser car à l’inverse du christianisme, il est séculaire (mondanisé) dès son origine.

3-    Il y a aussi un troisième sens connu sous le nom de « l’hypothèse de la sécularisation » selon laquelle, en partant de la fameuse thèse de Carl Schmitt dans sa théologie politique : « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’Etat sont des concepts théologiques sécularisés », la sécularisation n’est rien d’autre que le transfert ou la transformation des schèmes, contenus et représentations du domaine religieux au domaine mondain. D’où, selon certains, la nécessité de « la sécularisation de la sécularisation ».

 

2 – Principaux facteurs de la sortie de la théocratie

Cinq éléments fondamentaux ont favorisé dans l’histoire des sociétés la sortie de la religion :

1-    L’autonomie de la pensée et méthode scientifiques à l’égard de la théologie.

2-    L’indépendance du pouvoir politique à l’égard de la religion. La politique se libère de l’emprise des critères et des normes religieuses.

3-    La lutte pour la liberté d’opinion et de conscience. L’application de la tolérance.

4-    Le pluralisation et l’individualisation de la foi. Le respect de la religion comme affaire privée. l’abandon de la religion, l’athéisme ou l’agnosticisme ne sont plus considérés comme des délits ou des des blasphèmes mais acceptés et admis par la société.

5-    L’élément, peut-être, le plus important est la différentiation fonctionnelle des domaines de l’activité sociale. Max Weber l’appelle Eigengesetzlichkeit ou l’autonomisation des différentes sphères sociales. 

Les facteurs susmentionnés, malgré les situations différentes de chaque pays, peuvent être considérés comme universels. A la lumière de ceux-ci, la question qui se pose alors est de savoir comment peut-on concevoir la possibilité de la sortie de la religion en Iran d’aujourd’hui ? Pour y répondre, on va d’abord et brièvement examiner dans l’histoire de l’Iran le pouvoir de la religion d’une part et les potentialités de la résistance à sa domination d’autre part.

 

3 – Pouvoir de la religion dans l’histoire iranienne

L’Islam est une religion qui s’est toujours fixée pour tâche d’organiser et de gouverner en matières politiques et sociales. Le messianisme islamique, à l’inverse de l’eschatologie chrétienne qui séparait les deux mondes céleste et terrestre, se donne pour objectif de réaliser un idéal universel dans ce monde-ci et considère cela comme la finalité de la religion. En Islam, la religion et l’Etat, le prophétisme et le commandement, la parole de Dieu et la parole de la loi, l’étatisme et le cléricalisme, la politique et la Charia sont entremêlés et inséparables. Selon un des versets du Coran,  le devoir des musulmans tant dans la vie privée que sociale est d’« obéir à Dieu, au Messager et à ceux qui détiennent le commandement ».

A l’époque des Safavides, le chiisme devenant la religion d’Etat, l’union de la religion et de l’Etat s’affirme et s’institutionnalise. Sous la dynastie des Kadjars, la religion et le clergé (Rohanniat en Iran avec toutes ses particularités qui le différencie du clergé chrétien) jouent un rôle important dans les affaires du pays et de la nation.

Dans les deux grandes révoltes de cette période, Djonbech é Tanbakou (le mouvement contre l’attribution de concessions et monopoles du tabac aux étrangers, 1892) et Machrouteh,  la Révolution Constitutionnelle iranienne (1905 – 1911), on peut constater l’hégémonie de la religion par le fait que c’est le clergé qui prend la tête de ces mouvements et les dirige. On peut mettre en évidence  l’influence suprême de la religion dans le mouvement social, avec l’Annexe de la loi constitutionnelle de 1906, par ailleurs imprégnée du modernisme, là où le principe de la non-discordance avec les lois sacrées de l’Islam est proclamé dans tous les domaines de la vie politique et sociale. Les actions de l’Etat (les trois pouvoirs) et les lois qui portent sur les droits des personnes, l’éducation, la presse, les associations, les réunions etc. doivent être conformes aux prescriptions de la religion officielle (Chiisme) et une assemblée des jurisconsultes religieux (Faghih) veillent à la non-discordance des lois avec l’Islam.

Sous la monarchie des Pahlavis, les rapports entre l’Etat, la société et la religion sont déterminés par la dictature et le despotisme. Ce qui est appelé « réformes de sécularisation » sous ce régime sont en fait des mesures prises par le haut, en l’absence de toute liberté, démocratie et droits de l’homme et sans la participation des gens. Rappelons que la laïcité et la sécularisation dans sa première signification est un processus social, politique et culturel inséparable de la liberté, la démocratie et les droits humains.       

Mais c’est seulement dans la constitution de la République islamique d’Iran que la théocratie est inscrite dans le marbre d’une façon pleine, entière et immuable. Une constitution fondée sur les critères religieux et islamiques et par conséquent sur la discrimination totale fondée sur la religion. C’est-à-dire fondée sur le pouvoir de Velayat Faghih (le guide suprême) élu par un conseil des jurisconsultes religieux (Faghih) avec un pouvoir absolu ; sur l’autorité politique et sociale de clergé (Rohanniat) et de ses institutions et fondations; sur le pouvoir juridique qui doit appliquer la Charia comme les lois pénales islamiques (châtiments corporels, lapidations etc.) ; sur une assemblée islamique légiférant selon la religion officielle qu’est le chiisme ; sur un président de la République (obligatoirement masculin) gardien et propagateur de la religion d’Etat et finalement sur des forces armées et de sécurité, défenseurs du système islamique.

Le cent soixante-dix-septième principe de la constitution témoigne parfaitement le caractère théocratique du régime :

«  Le contenu des principes relatifs au caractère islamique du régime, l’établissement de toutes les lois et règlements sur la base des principes islamiques, des piliers de la foi et des objectifs de la République Islamique d’Iran, le fait, pour le pouvoir d’être une République, la souveraineté du Commandement de Dieu (Valayat-é Amr) et l’Imâmat du peuple (Emamat-é Ommat), ainsi que la gestion des affaires du pays en s’appuyant sur le suffrage universel, la religion et la confession officielle de l’Iran, sont immuables. »

 

 

4 – Facteurs de la sécularisation en Iran.

On peut remarquer, depuis Machrouteh  jusqu’à aujourd’hui, le rôle joué par certains facteurs universels de la sortie de la religion, mentionnés auparavant, dans les divers domaines sociaux, politiques et culturels en Iran :

-       La création de la cour de justice par les constitutionalistes (machrouteh khahan), séparant les tribunaux laïcs et religieux (Vingt septième principe de la constitution de 1906).

-       La création des écoles primaires et secondaires et des facultés mettant fin au monopole du clergé dans l’enseignement, l’alphabétisation et la formation.

-       Des réformes, critiquées et condamnées à l’époque par le clergé, en faveur du droit de vote et du travail des femmes. Création du tribunal de la famille, le planning familial etc.

-       La pénétration des idées de modernité en Iran bien que dans les faits elles se vident de sens et de contenu en l’absence totale de démocratie et des libertés.

-       Sous la République islamique et au cours de ces trente sept dernières années de son existence, divers facteurs sociaux, culturels etc. ont réussit à fissurer la domination de la religion et de la tradition dans la subjectivité des iraniens. Cela peut créer les conditions favorables au développement de la société civile et des luttes sociales dans le but de mettre fin à la théocratie. Parmi ces facteurs on peut citer l’accroissement de la population urbaine; l’alphabétisation; la création des universités un peu partout sur le territoire et la croissance du nombre d’étudiants et surtout d’étudiantes ; le changement et l’évolution des mentalités chez les familles en ville et à la campagne et chez les diverses nationalités ; distanciation des modèles traditionnels et religieux en ce qui concerne la fécondité, les rapports entre filles et garçons, le mariage blanc ; l’utilisation de l’internet ; le développement des activités artistiques, littéraires, journalistiques, l’édition et la traduction de livres etc. Tout cela s’est produit et se produit actuellement malgré la censure, la répression, les exactions, la persécution, les arrestations, les emprisonnements, les exécutions et même la terreur des opposants au régime.

 

5 – Conditions de l’émergence de la laïcité en Iran

A mon avis, la convergence de deux mouvements comme processus historique peuvent créer les conditions de la séparation de l’Etat et de la religion en Iran : les mouvements de transformation sociale d’une part et le mouvement de pensée laïque d’autre part.

1-    Les mouvements de transformation sociale, ceux de la société civile et les luttes associatives peuvent favoriser l’émergence de la laïcité en Iran. Ceux-ci, autonomes et  indépendants du pouvoir, ne veulent se soumettre à aucune autorité étatique ou suprême en dehors de leur propre volonté. Ici, « autonomie » signifie que les collectivités dans leur pluralité interviennent directement en « politique » comme sujet collectif. La « politique », ici, n’est pas au sens de la politique réellement existante c’est-à-dire étatique ou réservée aux professionnels de la politique, représentants etc. mais au sens d’une participation collective dans sa distanciation de l’Etat, de la gouvernance et de toute transcendance religieuse ou non religieuse. Politique au sens de l’autogestion, l’autoconstitution et l’autogouvernement dans sa pluralité constitutive et qui se nomme démocratie radicale, participative ou directe.

2-     Le mouvement de pensée laïque ou séculaire est le mouvement intellectuel qui aspire à la séparation de la religion et de l’Etat. Il peut en même temps embrasser les nouveaux penseurs religieux qui s’opposent à la théocratie et sont favorables à un Etat laïque séparé de la religion. Un tel mouvement est capable de jouer un rôle important dans le processus de la sortie de la religion en Iran. A condition qu’il  s’attache ardemment à la lutte contre la théocratie dans tous les domaines ; qu’il s’oppose partout à l’ingérence de Rohanniat (le clergé islamique en Iran) dans les affaires politiques et de l’Etat ; qu’il ne sacrifie pas la cause laïque sur l’autel de la prise du pouvoir, du réformisme ou d’une « évolution » illusoire et impossible de la théocratie sans une rupture structurelle et enfin qu’il s’unisse aux mouvements de transformation sociale des travailleurs, des femmes, de la jeunesse et des nationalités pour une République démocratique, sociale et laïque.

 

6 – Conclusion

La lutte pour la laïcité en Iran sera longue, complexe et difficile. C’est une tâche à la fois intellectuelle (pensée politique, philosophique etc.) que politique, sociale et culturelle. Sa victoire n’est pas assurée et reste toujours un pari. Mais ce qui est certain en revanche c’est que si elle réussit, elle pourra frayer la voie à la poursuite du combat pour l’élimination de toute domination et à l’émancipation des femmes et des hommes de notre pays.